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Au pays des miroirs












Tout avait commencé par la photo.

Il s'était amusé, un jour, à prendre des photos à l'envers : il photographiait les photographes en train de photographier les autres. Amusant !

Puis il avait essayé de se prendre lui-même en train de photographier. Grâce à un petit déclic sur l'appareil, on inversait la prise de vue, il se voyait, en train de photographier le paysage. Il disait que, par la suite, dans ses yeux, on verrait la mer mieux que si on la regardait pour de vrai. Puis il projetait ses photos sur l'écran et il restait des heures devant, cherchant à retrouver la lumière frisant les vagues ou le reflet de la lune sur l'étang.

Ou bien, il guettait le trou de sa pupille, le fixait intensément et essayait de s’y transporter pour se voir lui-même depuis l'image, le jeu tournant vite à l’hallucination vertigineuse.

Sombrant dans l’absurde, « pour rire », (du moins le croyait-il), il démonta un soir les objectifs de son appareil pour voir si des traces de son image n’étaient pas restés dedans et il frotta consciencieusement les lentilles avec un peau de chamois disant qu'il comprenait soudain pourquoi Spinoza avait passé sa vie à polir les verres des optiques : c'était pour voir dedans.

Des écrans du soir, il glissa vers les miroirs de jour.

Il restait fasciné des heures face aux miroirs qu’il rencontrait, la glace de la salle de bains, la glace ovale du vestibule, attendant que son identité impressionne la plaque, comme il disait, c’est-à-dire que son image s'imprime sur le miroir comme si c'était une surface sensible. Il fixait les détails du quotidien, la peau mal rasée, le nœud de la cravate, les ombres de la nuit attendant que son image devienne autonome, fixée sur le miroir, comme s’il s’agissait d’un négatif photographique, détachée de lui, indifférente à lui. Ensuite, il tournait brusquement la tête à l’improviste, pour "piéger l’image", comme il disait, pour voir si elle pouvait le suivre.

Il se demanda si les miroirs ne gardaient pas la mémoire des personnes qu'ils avaient reflétés durant le jour, possédant secrètement un i-cloud des miroirs. Par exemple, en retrouvant leurs miroirs, on retrouverait la femme qui passait des heures à peigner ses cheveux devant le miroir du petit secrétaire; celle qui se déshabillait sous la verrière; celle qui dessinait ses yeux avec des ombres bleutées.

En passant devant les miroirs, parfois il leur faisait signe d'un battement de cils, à tout hasard.

Se sentant espionné lui même, il posa un soir un drap devant le grand miroir de sa chambre.

« Ma parole, je deviens schizo ». Il regarda sur le net pour étudier les symptômes :

"hallucinations auditives, olfactives, gustatives visuelles idées délirantes ; manque d’énergie, difficulté à mener une action, à se concentrer, à mémoriser, à suivre une conversation, du mal à avoir une vie sociale, difficulté à nouer des relations, apparition d’un discours flou, parfois incompréhensible, voire incohérent et l’utilisation de termes étranges, troubles du comportement, attitudes sans but précis"

En considérant son attitude depuis un certain temps, c'était net. Il se rendait compte qu'il dérivait un peu vers un univers parallèle. Ou peut-être que faisait semblant, va-t-en savoir.

C’est vrai qu’il avait des symptômes, comme ceux que Maupassant avait rencontrés vers la fin de sa vie, avant qu’on ne l’enferme et qu’il avait lus dans une revue.

Mais, c’était dit sans craintes, plutôt comme une transgression librement choisie, l’exploration d’un terrain d’aventure, un luxe qu’il se serait octroyé, comme d’autres vont au bordel.

Toujours est-il que, grâce à son "nouveau savoir, il s'était donné le pouvoir d'accéder à l'univers des images reflétées. Le "derrière de la réalité" comme il disait. Un terrain d'aventure considérable.

Jusqu'ici il avait voyagé par l'imagination, mais l'imagination c'est une fuite du réel. Tandis que voyager dans les miroirs c'est une réalité : on voit tout de ses propres yeux, parfois en reflet.

Il se dit que compte tenu de sa nouvelle compétence et de son expérience il devait approfondir le monde des miroirs pour savoir ce qui se cachait derrière

Il se renseigna sur le net, se plongea dans les livres de voyages dans les images où il trouva des guides expérimentés.

Notamment, un certain Narcisse un jeune grec, très beau paraît-il, qui en se penchant sur une source après une rude journée de chasse pour trouver de l'eau fraîche vit son reflet dans l'eau. Se trouvant face à son image après avoir tourné l'objectif à l'envers, (un peu comme lui prenant la photo des photographes), cet imbécile s'éprit d'amour pour cette image qu'il ne pouvait atteindre et dont il était incapable de se détacher.

Il imagine Narcisse : plus il se regarde, plus folle est sa passion : il soupire, il pleure, il se frappe devant son reflet. Il oublie de boire et de manger. Résultat : Il en meurt. Pauvre Narcisse, victime des miroirs.

Le destin de Narcisse ne mit pas fin à son désir d'exploration du pays des images. Au contraire il n'était plus seul, il sentit qu'il avait trouvé un terrain d'exploration mystérieux, le goût du danger ne faisant d'exciter sa curiosité d'exploration des images.

Poursuivant sa recherche, il repensa à Alice au Pays des Merveilles qui franchissait allégrement la surface de son miroir.

« Faisons semblant que le verre du miroir soit devenu aussi mou que la gaze pour que nous puissions passer au travers » disait Alice… » Ensuite, "le verre commençait bel et bien à disparaître, exactement comme une brume d’argent brillante".

"Un instant plus tard, paraît-il, selon le texte d'origine, Alice avait traversé le verre et sauté dans la pièce du miroir.

Il battait des deux mains ! Incroyable, bravo Alice !

Idéalement, il lui faudrait trouver, comme Alice, un miroir où l’on peut passer au travers, un miroir qui deviendrait ensuite comme une eau d’où il pourrait plonger sa main, pour explorer l'image resté derrière.

Il lui revint en mémoire un film très ancien de Jean Cocteau, en noir et blanc, (avec Maria Casarès et François Périer), qui s'appelait « Orphée » où un personnage se trouvait devant un miroir qui se transformait en eau et il passait ensuite au travers. Il était parti un jour pour rechercher une femme dont il s'était entiché, une certaine Eurydice, mais il avait un mal fou pour la retrouver : à chaque fois qu'il se retournait elle disparaissait.

Sortant son vieux livre de sa classe de philo, il étudia le mythe de la caverne de Monsieur Platon, ce philosophe qui devait probablement avoir comme lui un problème avec les miroirs. Dans son histoire, les gens ne voient jamais la réalité, ils vivent dans les reflets, dans le virtuel et la réalité, elle est cachée derrière quelque part, de l'autre côté du miroir loin, dans le soleil.

Incontestablement il y avait dans sa vie « un faisceau d’éléments concordants », comme disent les policiers, qui le reliait à l'univers des miroirs.

Une piste qui paraissait sérieuse, qu'il devait suivre absolument pour y voir clair (si l'on peut dire).

On lui indiqua qu'il existait en Grèce, pays des mythes, une île consacrée à Orphée, appelée également l'île des miroirs.

C'est peut-être là qu'il devait aller pour traquer le reflet des miroirs et les piéger.

Il demanda un congé pour convenance personnelles et s'enquit du premier avion pour la Grèce où il se renseigna sur "l'île des miroirs".

Il rencontra, en fait, quelques difficultés pour en trouver l'itinéraire, les gens semblant fuir sa question – « non je ne suis pas au courant, non je ne connais pas cette île », baissant les yeux comme s’il demandait une chose obscène.

Au port du Pirée il réussit non sans mal à louer un catamaran avec un pilote parce que les marins semblaient effrayés à l’idée de s’approcher de l’île des Miroirs. Ils disaient que ça portait malheur, qu’il s’y passait de drôles de choses, que parfois on n’en revenait pas. Le sortilège présumé leur permettant de demander un prix exorbitant – quelle bande de voleurs !

Il s’installa à l’avant du bateau, à califourchon sur l’une des proues, les jambes traînant à fleur d’eau, l’esprit flottant sur les vagues comme une mouette, essayant de faire le vide en lui et de se concentrer pour aimanter son voyage.

Parvenu aux rivages de l’île, le pilote s’arrêta, exigea d’être payé en liquide, déclara qu’il ne voulait pas "mettre les pieds là-dessus" et il dû retrousser le bas de son pantalon, le baluchon posé sur sa tête, pour finir le voyage les pieds dans l’eau.

À l’endroit où l’île se jetait dans la mer, les roches sortaient de la terre comme torturées, avec des couleurs sanglantes et des veines violettes. Il faisait une lumière de saline, aveuglante, qu’il avait vue une fois sur les hauts plateaux du Chili où le sel couvre des étendues immenses habitées seulement par des flamants roses.

Il s’engagea sur le chemin tapissé de petits éclats de miroirs brisés. Au fur et à mesure qu’il avançait, le sol se couvrait d’une poussière de verre, genre de neige brillante et il pensa aussitôt avec inquiétude au vent qui, s’il se levait, pourrait le transformer en galet, poli comme une agate. Il se couvrit la tête d’une capuche et il mit sur ses yeux d’énormes lunettes noires.

Il marchait ensuite sur de la laine de verre poudreuse qui crissait quand il enfonçait ses bottes, parfois jusqu’aux genoux. Les moindres de ses pas soulevaient dans l’air des fibres impalpables, légères comme des fils de la Vierge stratifiés qui en retombant, craquaient dans un silence anormal.

En cheminant sur une crête il vit de loin briller l'éclat brillant d'un miroir géant, puis un autre, disséminés sur les sommets. Plus il s’avançait, plus les signaux se rapprochaient, bris de glace à éclat aveuglant, comme ceux qui préviennent d’un danger sur la route, l’ensemble dispersé sur les collines comme une galaxie éparpillée, les signaux semblant se répondre avec un code intermittent, genre de phares clignotants pour naufrageurs. Peut-être communiquaient-ils un message que son cerveau embrumé ne détectait pas ?

Il longeait parfois des lacs de verre, vitres horizontales posées à plat pour permettre de regarder le dessous comme ces barques que l’on prend pour regarder les poissons multicolores. Mais au fond on ne voyait rien, sauf des cailloux colorés comme dans les aquariums. On devinait que des gens avaient dû glisser dessus avec des patins à glace munis d’un diamant parce qu'ils avaient laissé une trace ou des mots. Peut-être avaient-ils cherché à écrire un dernier poème, ou un testament ? Ou à graver leurs initiales comme le font les amants sur les troncs d’arbres ?

Il y avait aussi des bulles en verre bombé dans des cadres dorés qui servaient, semble-t-il de consigne où des voyageurs avaient laissé des reliques, des souvenirs, ou des bouquets de mariées.

Et de grosses boules rondes posées n’importe comment, agrémentées de Tour Eiffel ou de Sacré Cœur, que l’on pouvait retourner pour faire tomber dessus des flocons de neige et qui indiquaient le chemin.

Par moments le chemin s’obstruait d’un petit muret couronné de tessons de bouteilles et pour passer dessus il fallait se faire la courte et faire drôlement attention.

Le plus étrange était le silence du verre qu’il sentait implacable et fragile, si fragile qu’un mince son aigu de flute à bec, d’un instant à l’autre, pourrait briser le cristal et par contagion transformer l'immense surface en éclats minuscules comme une vitre de voiture juste après l’accident.

Il s’arrêta un moment pour souffler un peu, près d’une cristallière abandonnée et n’osant pas se poser sur les débris de cristaux tranchants il chercha une coulure arrondie pour s’asseoir. C’était dans une carrière où il restait deux ou trois arbres dans une position grotesque. Un olivier stratifié avec des veines bien apparentes qui avait gardé des morceaux de son écorce ; un lamellifère avec de minces cheveux d’ange qui flottaient doucement au vent comme des fils de méduse et un Casus Belli, sans branches, le tronc boursouflé par des verrues colorées.

Dans le fond de la vallée, il y avait une mer immobile où pour la première fois il vit des êtres vivants. C’était une mer fossilisée, les vagues avaient été calcifiées, les embruns transformés en poussières de verre et des femmes habillées de noir avec un voile sur la tête ramassaient silencieusement la poussière qu’elles enfouissaient dans leurs grands tabliers pour un usage inconnu.

En reprenant son chemin, en haut de la seconde colline, il découvrit la Vallée du Verre dans sa perspective totale, plantée d’innombrables miroirs, directs et indirects, grossissant, réduisant, déformant, de prismes, de trompe-l’œil, de glaces sans tain et avec tains, qui en faisaient un labyrinthe comme dans lq ,fêtes foraines, où il y avait un certain risque de se perdre.

Il pénétra dans la zone de transit qui permettait de se préparer au passage et il sentit un petit frisson dans le dos.

Les miroirs étaient là, posés comme des fusées sur l’aire d’envol de Canaveral.

Il les contempla en silence, en méditant : surfaces sacrées des miroirs par où la mort vient jour après jour, ride après ride, dans le miroir du matin ; ou bien, pour certains, d’un seul coup dans une giclée de sang frais quand on brise la vitre d’un coup de poing. Verre dur comme du diamant, sorti du cœur de la terre en torrent liquide ou verre si fragile qu’un enfant d’un simple jet de ballon le brise en jouant; verre qui conduit la lumière dans ses fibres ou, aussi bien, muraille infranchissable qui empêche les insectes du soir de venir se brûler à la lampe.

Devant lui il y avait quantité de miroirs rectangulaires de plusieurs mètres de haut, d’épaisseurs différentes, fichés en terre suivant différentes inclinaisons, tendus par des câbles d’acier.

Des équipes de nettoyage circulaient silencieusement entre les miroirs et avec de grosses éponges frottaient inlassablement les surfaces de passage qui devaient être immaculées. D’autant que souvent, pour des raisons inconnues, la vitre était embuée de brume comme ces petits miroirs ronds que l’on tend aux mourants pour vérifier leur départ.

Pour prendre son élan afin de franchir le miroir une piste cendrée était aménagée juste en face, certains pouvant être pourvus en plus, sur demande et sans supplément, d’un plongeoir

Théoriquement, la règle était simple : ou bien on passait au travers pour aller visiter le pays caché derrière les miroirs, dans le monde du Reflet, et on n’entendait plus parler de vous de ce côté. Ou bien on vous ramassait en petits morceaux parce que vous aviez mal calculé votre élan (les équipes étaient chargés également de déblayer le verre brisé)

Il se produisait de temps à autre un phénomène curieux : le voyageur faisait naufrage et il restait prisonnier du verre, les bras en croix, à moitié nu, englué dedans comme un objet plastifié, ni d'un côté ni de l'autre, à moitié dans la réalité, à moitié dans le reflet, et comme on ne savait qu’en faire on le laissait là, dans son inclusion immobile, servant de signal aux coins des routes dans des lieux appelés "calvaires", servant pour indiquer le chemin aux hommes perdus.

Il se prépara mentalement à partir pour aller vivre dans le virtuel, au pays des Reflets, mais

il fut tiré de ses rêveries par deux femmes en blanc, de la tête aux pieds, qui le tiraient par le bras, genre d’infirmières, la tête couverte d’un voile qui laissait juste apparaître leurs yeux . En le voyant prêt au départ elles s’apprêtaient à lui faire toilette.

Sur le moment, il eut une réaction de recul. En général, il n’aimait pas qu’on lui force la main, mais là, en plus, ça allait trop vite.

"Attendez, faut d'abord que je me prenne une petite croute"

Elles étaient habituées à ce genre de réaction.

Lui, de son côté, réalisa que depuis le matin, il n'avait rien avalé sauf un petit café noir serré.

Par association, il se mit à penser à l'arôme du café, puis au goût des tartines bien grillées sur lesquelles on fondre un peu de beurre frais. Parfois avec du miel, comme celui d'une femme qui lui donnait enfant à la cuillère et il avait le sentiment qu'elle lui donnait de l'amour à la cuillère.

C'est cette femme qui faisait le soir une soupe délicieuse dont il avait encore le souvenir. Elle faisait fondre un peu de lard qu'une fermière lui avait donné, puis un émincé de poireaux, puis une variété de pommes de terre particulières coupées en lamelles fines, puis une potion magique, qui donnait à cette soupe d'une simplicité extrême une saveur qui embaumait son souvenir.

Par association il lui vint d'autres souvenirs gustatifs, comme celui du cresson de rivière très légèrement acide, associé à la chair d'un sandre juste pêché; ou celui des petites grives grillées sur une baguette de bois, sur un feu de fortune, farcies aux baies de genièvre; celui de la confiture de clémentines, faite maison chez abuela; celui du ragoût de mouton fait par madame Péniguel ; et bien d'autres encore.

Et aussi des souvenirs de parfums. Celui de l'herbe mouillée le matin tôt; celui des fleurs plantées soi-même et cueillies à la main. Et celui d'une femme, dans le creux du cou, le parfum de la tendresse d'une chambre bleue, où flotte l'odeur du feu de cade dans la cheminée. Et plus tard il y aura le torrent, mais d'abord il y a le parfum tiède, dans la douceur de l'attente immobile, comme l'éternité parfumée de la chair.

Repensant à tous ces goûts et à tous ces parfums qu'il ne retrouverait plus dans le monde des Reflets, il se dit qu'avant de plonger, il ferait bien de se procurer une bibliothèque de goûts et de parfums, dans une petite mallette de voyage, qu'il emporterait avec lui pour ne pas partir les main vides.

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