"Notre cerveau est un cirque où conversent un auguste et un clown blanc"[1], telle est la métaphore qu'utilise le philosophe Mark Alisart[2] dans ses commentaires sur la pensée d'Alan Turing, le génial inventeur de la machine qui a préfiguré l'ordinateur[3].
"L'intuition" doit produire en permanence des informations absurdes, des raisonnements irrationnels (…) qui se transforment ensuite en arrangements adéquats et peut-être par des figures géométriques.
Cette image est la conclusion d'un article sur le fonctionnement de la pensée où Turing oppose deux facultés de la raison qu'il appelle "l'intuition" et "l''ingéniosité". Dans notre langage, nous dirions que cette opposition correspond à l'opposition habituelle que nous décrivons entre "la divergence imaginaire" et "la convergence vers la réalité".
"L'activité de l'intuition, écrit Alan Turing, est "l'activité qui consiste à produire des informations spontanées qui ne sont pas le résultat de chaînes conscientes de raisonnement".
"L'exercice de l'ingéniosité consiste à aider l'intuition par des arrangements adéquats de propositions et peut-être par des figures géométriques ou des dessins".
"L'ingéniosité n'est rien sans l'intuition, qui creuse des démonstrations jusqu'à l'impasse où un saut se révèle nécessaire. C'est comme si l'une appelait l'autre en permanence, comme si elles étaient deux revers d'une même surface, d'un anneau de Möbius".
Turing s'intéresse à la manière de passer d'une surface à l'autre : à quel endroit se trouve le point de jonction?
Nous savons que ce point de jonction est l'endroit précis où nait la création, où naissent les idées
Le nom d'un philosophe vient à l'esprit en pensant à ce que Turing écrit note l'auteur de cet article, ce philosophe c'est Hegel, l'inventeur de la dialectique. Pour Turing comme pour Hegel, tout est dialectique, tout naît de la confrontation.
"Il existe une seconde universalité de la machine de Turing : l'universalité du phénomène computationnel".
De la même manière, pour nous, il existe une universalité du processus créatif : c'est le phénomène de la "connexion".
En effet, dans le domaine de la recherche d’idées, le créatif balaye en même temps deux ensembles contradictoires et opposés :
- d’une part, le stock chaotique produit en divergence, (le stock de l'Auguste), la constellation de « morceaux d’idées », des dessins, de stimuli, qui noircissent les murs, ainsi que toutes ces associations incohérentes qui flottent dans la tête,
- et, d’autre part, (le stock du clown blanc), les questions du problème de départ avec leurs contraintes lancinantes.
Entre les deux il cherche à établir une rencontre, une convergence, un rapprochement, jusqu’à l’émergence d'une idée « nouvelle et adaptée ».
De même, dans le domaine artistique, l'artiste part directement de son imaginaire éventuellement "délirant" et pour l’exprimer, il engage un dialogue conflictuel avec le support de son expression qui constitue sa contrainte : la feuille blanche, l’argile à modeler, la pierre à sculpter, la toile où son fusain s’effrite, etc.
La relation entre l'imaginaire et la réalité n'est pas une relation linéaire, c'est une relation "dialectique".
C'est cet antagonisme, cette relation conflictuelle qui la demeure la force motrice des phénomènes complexes du type du phénomène de la création.
En résumé, la création artistique comme la créativité d'idées, n'est pas un processus magique, c'est avant tout un processus "mécanique" de connexions.
[1] Revue "Philosophie magazine" d'octobre 2019, page 73. Alan Turing vu par Mark Alizart. [2] Mark Alizart, est philosophe auteur de "Informatique céleste". Puf. 2017. [3] Alan Turing, génial mathématicien a décrit "la machine de Turing", considérée comme l'ancêtre de l'ordinateur. Décodeur du système "Enigma" utilisé par l'armée allemande, il s'est suicidé en 1954 en croquant une pomme plongée dans le cyanure (emblème de Appel?).
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