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L'île au pactole










Il appréhendait un peu de débarquer abruptement pour retrouver son ami d'enfance, perdu de vue depuis si longtemps, sur l’île qu'il avait gagnée, paraît-il, au poker,

Il se demandait comment il allait le retrouver, sans savoir si lui de son côté, était vraiment prêt pour le revoir.

C'était un copain de classe, fils d'espagnol comme lui, (leurs familles étaient originaires de Cullera) avec qui il avait milité dans des mouvements gauchistes; puis il l'avait perdu de vue au fil des années.

En fait ils s'étaient retrouvés sur Facebook au hasard des circonvolutions du réseautage social. Il s'était d'abord demandé si ce n'était pas un homonyme, puis il avait vu sa photo, méconnaissable depuis le temps des barricades : mais non c'était bien lui.

"Salut, tu deviens quoi?", "Viens me voir, j'habite sur une île".

L’île était située au large de Samothrace, à l'endroit où des courants marins venus de la mer noire, puis ayant traversés la mer de Marmara débouchent dans la mer Egée.

Cette rencontre des courants marins avaient attirés de minuscules poissons au ventre jaune puis, par enchaînement, des oiseaux au bec pointus qui raffolaient de ces poissons.

Finalement, des millions d'oiseaux depuis des siècles avaient élu refuge sur l'île de Pactole et déposé leur caca, appelé guano, qui était un fertilisant extraordinaire.

Le guano, en effet, est constitué d’ammoniac ainsi que d’acides uréiques, de phosphore, d’acides oxaliques et carboniques et la concentration en nitrate du guano, à une époque où on avait interdit les engrais chimiques, en avait fait rapidement une importante ressource se substituant aux revenus du pétrole.

En mettant le pied sur le sol de Pactole le matin, assez tôt, il ressentit une odeur vague, indéfinie, une odeur tiédasse, qu’il avait dû connaître étant enfant mais qu’il avait du mal encore à définir.

Près du port étaient rangés une file impressionnante de camions rouges et sur un parking grand comme cinq terrains de foot au moins, on pouvait voir d’énormes scrapers, des pelles hydrauliques, des bull, des machines à gratter la terre, des engins à charger, à déverser.

Les camions et engins étaient tous de couleur brune, portant en lettre d’or le sigle « T.P.M » et en sous titre le déroulé : "Tout pour le Meilleur des Mondes".

A perte de vue, un plateau horizontal, labouré de long en large par des scrapers bruns. Plus un arbre, plus une fleur, plus une herbe : une immense étendue de terre de couleur brune quadrillée par des petits drapeaux plantés par les géomètres qui marquaient les zones de grattage. On aurait dit chantier d’autoroute, à l’échelle de l’île toute entière.

Repérant un troquet de chantier en préfabriqué, avec des types en casque brun marqué du sigle T.P.M . en lettres d’or, il poussa la porte et amorça la conversation, prétextant qu’il cherchait du boulot ; « ça tombe bien, des chauffeurs on en manque toujours ».

De tournées en tournées, « encore une autre, c’est sur mon compte », il découvrit l’incroyable transformation de Pactole.

« Un nouveau propriétaire est arrivé on ne sait d'où, et depuis je vous dis pas le pognon qu’il se fait ».

Un ouvrier lui raconta que le nouveau propriétaire avait développé l’exploitation du guano.

Il avait surfé sur la vague de l’agriculture biologique, de nombreux pays ayant interdit l’usage des engrais chimiques, surtout des nitrates qui polluaient l’eau des rivières, les nappes phréatiques et même la mer où des algues vertes et les Sargasses proliféraient tellement que les bateaux ne pouvaient plus avancer.

Après avoir rasé les arbres, en raclant la surface, il avait retrouvé la couche ancienne de guano et il avait mis en place une exploitation industrielle hyper performante grâce à un accord avec les réseaux pétroliers qui manquaient de bizness depuis qu’on avait interdit la chimie.

Il avait organisé un système de distribution mondial qui lui permettait d’exporter partout.

Sa société, "Tour pour le Meilleur des Mondes " (T.P.M.), était cotée à la bourse de New York et recommandée par les Fonds de Pension. Le caca d’oiseau faisait tomber une pluie d’or sur l’île de Pactole.

La première fois qu’il revit son ami, ce fut sur des affiches qui annonçaient le programme des fêtes organisées pour son anniversaire. L’affiche précisait que la journée serait fériée mais payée et les écoles fermées. Si ce n’était l’énorme légende sous la photo, il aurait eu du mal à reconnaître son ami, avec ce visage un peu bouffi, traité par le graphiste dans le style d’un médaillon de bronze et semblant regarder l’infini.

La seconde fois ce fut sur une bague de cigare, qu’il avait échangé contre un cornet de frites et déjà, il marqua un certain énervement, surtout que son effigie était en or, surmontée d’un blason. Par la suite, il le rencontra mille fois, sur les timbres postes, sur les poubelles, sur les poignées de porte, sur les assiettes, dans les vitrines de boulanger, avec de petits drapeaux, sur les machines à sous ; de face, de profil, de dos, de près, de loin, torse nu, chamarré, souriant, grave ; généralement accompagné de son titre et suivi du sigle du sponsor : T.P.M. qu’il découvrit également un jour sur un mur, tracé à la bombe, et souligné d’un graffiti vengeur : « T.P.M., c’est Tout Pour la Merde ».

Son énervement se transforma en exaspération quand il découvrit au fil des jours, de troquets en troquets, l’incroyable aventure dans laquelle s’était lancé et il faut bien le reconnaître sa formidable réussite industrielle.

A partir du guano, après les engrais qui l'avaient rendu millionnaire, dans le cadre d’un vaste projet de diversification, il avait mis au point des briques régulières qu’il appelait des parpaings, spécialement conçues selon lui pour un habitat écologique, isotherme, biodégradables et tout. Ses parpaings, pouvaient s’adapter les uns aux autres comme les pièces d’un jeu de lego, facilitant l’auto-construction, incitant ainsi les gens à se construire eux-mêmes, à leur idée, n’importe où, une maison en parpaings de merde qui avaient remplacé le tuffeau, la pierre meulière, le granit, la brique artisanale, le pisé . Dans tout l’hémisphère sud et bien au-delà, on ne pouvait plus voir un seul paysage, ni une plage sans trouver devant ses yeux des maisons en parpaing de merde qui ponctuaient la Nature d'une déjection grise.

Sur l’île de Pactole elle-même, il avait construit avec ses parpaings d’immenses immeubles le long des côtes, de véritables tours de 60 étages, destinées au logement social et au tourisme populaire. Les mauvais esprits disaient que c’était le Mur de la Merde.

Allant toujours plus loin, il avait décrété que le guano était un engrais naturel qui pouvait également nourrir la peau, vivifier l’épiderme et effacer les rides. Ses laboratoires avaient fabriqué un extrait de guano purifié, transparent, sans odeur, expédié dans de gros bidons bleus à tous les fabricants de cosmétiques du monde qui le commercialisaient en promettant : « sur votre peau, la caresse d'une aile d'oiseau»,

Don Qui ne savait plus comment réagir face à cet envahissement de la merde.

S’en aller sans rien dire ?

Après tout, c’est sa vie !

Ou bien aller le voir, l’infléchir ? Changer son évolution avec des critères éthiques ? Ne s'étaient-il pas donné pour mission autrefois de "changer le monde" quand ils avaient publié au lycée une petite revue appelée "l'humaniste?

Il se décida finalement pour la rencontre car il imaginait mal repartir incognito, sans lui avoir au moins parlé, sans avoir cherché à le comprendre.

Le building de la T.P.M. était au centre de l’île, énorme tour brune entourée de grandes sculptures molles informes. Il marmonna : œuvres d’artistes de merde et il tourna la tête.

Il s’avança résolument, d’un pas de commando, de plus en plus énervé, décidé à faire un malheur.

Traversant une porte en forme de sphincter, il tomba sur une hôtesse vêtue d’un uniforme brun qui lui demanda s’il avait rendez-vous. Il ne lui répondit pas et s’engouffra dans l’ascenseur jusqu’à l’étage marqué : « le Président ».

Il surprit son ami assis sur un trône en or, la tête baissée serrée entre les mains, enfouie entre les épaules comme le penseur de Rodin, comme s’il voulait rentrer sous la terre ou bien faire ses besoins.

Dès qu’il le vit, il lut sur son visage les stigmates de l’infection merdique : traits couperosés, veinules éclatées, fond des yeux jaunes, et il eût une bouffée de chagrin prêt à s’élancer vers lui pour le prendre dans ses bras et le sortir de cette merde.

Mais emporté par son élan qu’il ne pouvait réfréner en quelques mètres, en trois secondes il était déjà au milieu, l’index pointé, hurlant :

« pourquoi ?...pourquoi ? ».

Son ex-ami attrapant un lingot posé sur son bureau lui balança sur le ventre en lui criant : « va-t-en ! », « tire-toi ! ».

Dès lors le ton était donné et la corrida commença.

Face à lui, l’air rageur, avec des mots bien aiguisés, il lui plantait ses banderilles tandis que l’autre lui tendait le dos, immobile, apparemment impassible.

« Pourquoi ? », « Pourquoi ? », « Pourquoi ? », « Pourquoi ? »

L’éclair des mots traversait le rayon de soleil comme une navaja en acier, le silence des gradins sans spectateurs pour faire « ollé », rendant encore plus cruel l’affrontement.

« Pourquoi ? », « Pourquoi ? », « Pourquoi ? », « Pourquoi ? »

Il avait dévasté la surface du bureau en faisant avec sa cape une véronique large et les objets qui l’encombraient s’éparpillèrent au sol, en particulier un cendrier en cristal qui se brisa en mille éclats.

« VA-T- EN ! »

La phrase avait jaillit une nouvelle fois de la gorge du patron de la TPM, comme un râle, en même temps qu’il lui lançait au visage un coupe-papier en or massif qu'il évita de justesse en faisant une cambrure de reins comme un toréador exercé.

Puis esquissant une série de passes de muletas, il se mit à arpenter la pièce à pas rapides, emporté par le flot des paroles, les mots clinquants comme des armes, le torrent des phrases tourbillonnant en cercles concentriques, les volutes de la voix dessinant des cercles fous, les graves et les aigus s’entrechoquant, l’éclat des mots criblant la chair tendre comme des pointes acérées.

Le roi de la merde avait quitté son trône et tournait lourdement dans la pièce, sans chercher vraiment à fuir, comme un taureau aveuglé par la lumière.

A un moment, blessé sans doute par un éclat de voix, il s’était levé, les mains appuyées sur le rebord du bureau, la bave coulant des lèvres, mugissant de rage sourde :

« Le Pouvoir, je l’ai…l’Argent je l’ai… le Plaisir, je peux l’acheter » ! « Je veux aller plus loin, encore plus loin ! », « Je veux repousser une limite, n’importe laquelle, même si c’est une limite de merde », … « Certains vont au bout de l’ascèse "… "Pour moi, puisque le Destin m’a placé là, sur cette île, je veux aller au bout de la merde…. De même que d’autres cherchent le profit pour le profit, moi je cherche « la Merde pour la Merde »…« et, en repoussant cette limite, j'espère trouver, l’extase de Sainte Thérèse d’Avila ».

Il avait ponctué les mots avec des sanglots de rage.

Il avait été arrêté par la péroraison en pleine passe de muletas et il était resté immobile, le bras droit levé, la main pointée vers le milieu de son front comme s’il allait lui donner l’estocade.

Se redressant et pesant ses mots dans le silence, d’une voix soudainement lente et grave, articulant chaque mot comme s’il coulait une cire fondue dans une empreinte, il lui asséna avec cruauté une phrase terrible pour un fils d'espagnol comme lui :

« A DATER DE CE JOUR, JE CESSE DE TE CONSIDERER COMME UN HOMBRE HONRADO"

(traduction approximative en français "comme un homme d'honneur") et il se retira aussitôt en claquant la porte.

Sous l’affront, l'autre blêmit, le sang se retira des veines de son visage, il devint blanc comme un linge et il s’affaissa sur son trône.

On le retrouva mort le lendemain, pendu à la crémaillère de son lustre par une ceinture de cuir qu’il avait achetée autrefois à Cordoue.

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