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Le grand voyage











En apprenant la mort de son frère il fut blessé dans sa chair, comme si une part de lui-même avait été emportée par la grande poinçonneuse, comme s’il avait reçu un violent coup de bazooka au cœur. Il se sentît déséquilibré pour avancer et dans la rue il s’appuyait aux murs pour marcher, tandis que pour monter les escaliers il devait tenir solidement la rampe.

A peine entamait-il le deuil près du port, qu’il apprit la mort de son ami d'enfance, le pianiste au piano blanc qui lui avait transmis depuis toujours l'amour de la musique.

Ceux qui le lui dirent étaient des grimaciers de passage qui allaient d’îles en îles pour faire des spectacles de rue. Ils voyageaient en bande et parlaient à haute voix. Un soir, paraît-il, le pianiste avait installé son piano à un carrefour au sommet de la ville comme il le faisait souvent, pour faciliter ensuite sa redescente progressive dans les bas quartiers où il faisait la manche. S'étant absenté un moment, une bande d'ados avaient voulu déplacer le piano en haut d'une pente pour lui faire une blague de collégiens. Mais la bête noire leur avait échappé et s'était mis à dévaler à toute vitesse sur le ciment pour venir se fracasser, deux cent mètres plus bas, sur un mur de béton. Du Steinway de concert qu'il avait acheté autrefois en vendant la maison de sa mère, il ne restait qu'un tas de débris de bois vernissés, encerclés de cordes. Il n'avait pas pleuré, trop heurté pour laisser passer des larmes, détruit devant ce coup du destin invraisemblable, foudroyé comme s'il était resté sous un arbre en plein orage électrique. Il avait ensuite plié ses affaires personnelles restées sur un banc et s'était dirigé vers la haute falaise qui surplombait le port, droit, immobile comme une statue de pierre, sans parler, pour méditer. Il y était resté plusieurs jours, sans boire ni manger, coupé du monde des vivants ignoré de tous, sauf de femmes en noir qui lui avaient apporté de l'eau dans des cruches. La nuit du cinquième jour, une tempête terrible avait soufflé sur la côte et plusieurs bateaux avaient rompu leurs amarres. Au matin, il n'était plus là, on en conclut qu'il avait été emporté par le vent. Et comme personne ne le connaissait assez pour le pleurer, on l'avait oublié.

Le voyageur se mit en colère et tapa de son poing sur les murs, furieux après eux, rageant après leur mort qu’ils lui balançaient à la gueule. Il déambulait dans les rues en criant dans les rues : « mort à la mort ! », « mort à la mort ! » ce qui attirait l’attention sur lui.

« Trop facile à la fin de mourir, qu’est-ce qu’ils ont tous avec leur mort à la con pour emmerder le monde. La mort c’est une saloperie pour les autres et les copains qui meurent sont des salauds ! »

Il se sentait au milieu d’une cible et eux avec leur mort qui le canardait, touché à chaque fois plus ou moins selon qu’il les aimait, leur adieu faisant éclater de petits trous dans le rond des 1000, des 500, des 50. Comme des balles qui feraient des trous dans la coque d’un bateau et, déjà qu’on est en pleine tempête, qu’on se bat pour survivre, on n’a pas besoin de leur mort pour vous transformer en passoire.

Il fit venir de la rue de Paradis, cinq douzaine de flûtes à champagne et dix caisses de brut, pour respecter le rite : « les mourants partent, les vivants trinquent » et il invita tous les grimaciers à boire avec lui, jurant solennellement d’aller narguer la Mort sur son terrain pour la défier et lui cracher dessus.

Pour aller narguer la Mort, il fallait d’abord traverser un fleuve.

Il avait revêtu sa tenue des grands jours et portait à son cou un collier porte-bonheur, auquel pendait une montre en argent achetée autrefois aux puces de Montreuil.

Les grimaciers étaient venus l’encourager vêtus à ses couleurs, filles en mauve, garçons en noir, jetant à son passage des grains de riz comme on le fait pour les noces tandis que le vent rabattait la fumée d’un énorme bûcher de bois de cade dont il aimait particulièrement l’odeur.

Le fleuve était large, immense, infini. Un câble d’acier le traversait d’un bord à l’autre comme sur les grands fleuves d’Afrique, sur lequel la barge du passage était accrochée par un anneau d’ivoire, tractée par un moteur électrique silencieux.

Du côté de la vie, le fleuve était boueux, sale, avec des choses en suspension, des bêtes, des morceaux de bois, des déchets de vie. Vers le milieu, jusqu’où portait le regard, il devenait gris-blanc, une fonte des glaces en pays de montagne sur un lit d’ardoise, avec des reflets de nacre écrasée. Au-delà, on ne voyait plus rien.

La barge était en bois, carrée, haute, vernissée, un peu comme les bateaux de Loire. En-dedans c’était tout noir et sur le moment, on ne voyait rien du tout. Puis l’œil s’habituait et on distinguait des lampes mauve au plafond qui perçaient à peine la nuit. On respirait des vapeurs à l’odeur d’iode qui pénétraient profondément dans les bronches.

Un fauteuil, sorte de siège de cosmonaute à l’avant, vous tendait les bras, auquel on était invité à s’attacher solidement, mains posées à plat sur l’accoudoir de chrome, le regard tombant juste en face d’un grand pare-brise à travers duquel le regard parvenait à peine à passer brouillé par le givre, la route éclairée par des pinceaux de phares jaunes.

La barge était tractée par un moteur électrique silencieux.

"Paré pour le voyage?" Se parlant à lui-même, Don Qui répondit "oui".

Il avait emporté une fiole remplie d'un extrait de Lotos, une plante décrite par Ulysse dans l'épisode des Lotophages dans l'Odyssée. Issue du jujubier sauvage, le "lotos" dont le fruit ressemble à une baie au goût de datte, détient la propriété de faire voyager loin par la pensée vers des terres inconnues, au-delà de la mort.

« Celui qui absorbe le lotos cesse de vivre comme font les hommes ordinaires" dit la légende.

Il sortit la bouteille puis versa quelques gouttes sur un petit morceau de buvard rose qu'il se glissa sous la langue et il attendit.

Les images arrivèrent par vagues dans sa tête, il se sentit balancé, à moins que ce ne soit la barge qui était tournoyée par l'orage.

Il abordait les rivages de la Mort par un choc violent qui écrasa son corps sur le dossier comme pour un départ de fusée orbitale.

Il fallait bien suivre les instructions à la lettre, écrites sur un tableau lumineux, parce que si la tête flottait un peu elle pouvait heurter le dosseret et sous le choc les vertèbres cervicales risquaient de se casser.

Il ressentit une violente poussée, collé au dossier de son fauteuil; les mains liées, par une pression considérable qui lui coupait la respiration. Par moments, la pression se relâchait et il se touchait avec précaution pour savoir s'il était toujours vivant.

« Tu ne m’auras pas, garce de Mort, marmonnait-il ».

Il découvrit progressivement le territoire de la Mort et il ouvrit les yeux prudemment.

A l’entrée, il y avait un gros chien agressif et baveux. Au loin, il y avait une série de marches descendantes en marbre blanc, très larges, des marches de palais impérial, qui constituaient le seul chemin d’accès et invitaient à la visite.

Pour les atteindre, il fallait d’abord traverser un ruisseau qui marquait la frontière entre la vie et la mort qu’il pénétra avec circonspection, comme on avance dans les marécages pour la chasse aux bécasses, en explorant le fond de la pointe du pied, bientôt enfoncé néanmoins jusqu’aux genoux.

C’était un ruisseau de matières en suspension, où coulaient des lymphes, des urines, de la morve, des synovies, l’élixir gluant de l’amour, du sang, et tout ce qui suinte du corps, tout ce qui humecte, coule, circule. Plus il avançait plus c’était dégoutant, un véritable torrent de résidus de la mastication, de la déglutition, avec des merdes, des baves, des pustules, des bubons, des poches stomacales crevées, des rates, des yeux, du mou que l’on donne aux chats, du poumon rose, le tout dans un flot de pus verdâtre.

Il traversait à pas lents, le collier d’argent à la main qu’il promenait en ostensoir en grommelant des insultes pour exorciser cette matière demeurée à un stade intermédiaire de la vie et de la mort, souhaitant qu’elle rentre dans un ordre ou dans un autre, mais ne continua pas à ralentir sa marche.

En abordant sur la première marche du pays de la Mort, une marche de marbre, blanche et parfaitement propre, il entendit des bruits dans sa tête : bruits métalliques d’objets que l’on pose sur des plaques de verre, claquements de pinces, tintement d’inox. Par moment il était aveuglé par la lumière d’un scialytique centré sur ses yeux. Ca sentait bon l’éther et dans l’air passait l’ombre de femmes avec des voiles blancs.

Sur la seconde marche, le plus surprenant était le silence qui étouffait même les bruits de son corps. Le halètement de la respiration était happé par un dispositif antibruit. Un silence absolu.

Le ciel avait disparu, il avançait sous une coupole d’ivoire d’où tombait une lumière d’un blanc laiteux d’opaline. Le sol était extrêmement plat et lisse sur lequel étaient posées des formes étranges. Sculptures minérales ne représentant rien de connu, peut-être des personnages de pierre, usés par le vent ou par l’eau.

Il sentait son corps devenir indifférent au froid et au chaud, indifférent aux sons, ni bien ni mal, dans un état très agréable où il ne désirait plus rien. Il se sentait porté par une force qui ne venait pas de lui et qui le transportait avec précaution comme on le fait dans les hôpitaux sur les charriots, découvrant la délectation des gens « pris en charge ».

Il voulut se retourner pour voir le rivage des vivants : une violente douleur à la nuque l’empêcha de se retourner; heureusement qu’il avait toujours avec lui un miroir de poche qui lui servait de rétroviseur. Avec une faculté de vision lointaine qui l’étonna, il vit nettement des vivants s’agiter au bord du fleuve. Côté vie : ils avaient allumé un feu et faisaient griller des sardines. Il y avait aussi des gosses qui se battaient pour un vélo jaune.

Enfin il arriva à la dernière marche, plus large, grande comme une terrasse, terminée par une balustrade ouvragée. Sur le rebord, qui faisait table d’orientation, étaient inscrits des textes explicatifs dans un langage inconnu qui lui parut de l’hébreu et un descriptif du paysage Curieux, il s’accouda sur la balustrade pour découvrir le territoire de la Mort, bien décidé, puisqu’il était venu pour cela à la narguer, tout en se ménageant par prudence, un chemin de repli vers les vivants grâce à son petit miroir rétroviseur.

C’était en tout point conforme au récit de l’Apocalypse fait par un type de l'île de Patmos, surnommé Saintjean, qui était venu une fois comme lui visiter ce territoire pour en faire un récit, vendu par la suite à des millions d’exemplaires.

Une grande fosse circulaire où s’agitaient des monstres. Des hordes de pestiférés déambulant avec leur crécelle, des sans tête, des sans yeux, des sans nez, des corps d’enfants abandonnés que les morts écrasaient en marchant, une multitude grouillante comme à la sortie de la gare St Lazare mais là, des ombres à moitié happées par la Mort, le bras déjà pris dans l’engrenage et résistant pour le principe à leur fin programmée.

Au passage il reconnut des gens de sa famille qui lui faisaient des signes mais il fit semblant de ne pas les reconnaître pour ne pas être tenté de les rejoindre.

Un peu penché à la balustrade, et en tout cas très visible d’en face, son attention fut attirée par sept grands types qui semblaient faire la police de la mort et qui étaient aussi chargés du recrutement des visiteurs. Ils devaient être intéressés aux bénéfices ou payés au rendement car ils se mirent à brailler tous ensemble, avec un porte-voix pour l’inciter avec une grande force de persuasion à sauter le pas.

Il n’eût pas à leur répondre parce qu’une grande effervescence se produisit et tout le monde se tourna vers un cirque qui avait monté ses tréteaux. Le spectacle commença. D’abord, il y avait un audio-visuel très chouette qui représentait l’arc en ciel, avec des éclairs, le tonnerre et tout. Puis des comédiens âgés vinrent s’asseoir sur des fauteuils avec un gros bouquin où était écrit leur texte. Manque de chance il était fermé par sept cadenas dont on avait perdu la clé et tout le monde s’affaira. Finalement ils firent venir quelqu’un d'autre, vêtu d’une peau d’agneau, qui les cassa les uns après les autres et chaque fois qu’il en cassait un, il se produisait un événement extraordinaire.

Par exemple la Terre qui tremble, les flammes qui deviennent noires, la lune rousse ; puis des types qui se trimballent partout avec des épées et détruisent le quart de la population en lâchant des bestiaux ignobles et des virus inguérissables. Avec des centaines de figurants et des effets spéciaux pas possibles. C’était une super production extraordinaire comme il n’en avait jamais vue !

Par contre, les pauvres morts, eux, ils n’avaient pas l’air heureux et il leur arrivait sans cesse des malheurs. Par exemple, ils se mettaient à brûler comme des torches et partaient en hurlant vers le lac.

Enfin au septième cadenas il y eût un entracte et un petit moment de calme. A la reprise cela se transforma en festival zoologique avec des nuées de scorpions qui s’acharnaient sur les pauvres morts, des chevaux qui vomissaient du soufre et un super dragon avec sept têtes, dix cornes une immense queue et des lumières partout. C’était vraiment très réussi. Naturellement, le dragon se mit à vouloir bouffer tout le monde mais un certain Michel Lesaint réussi à l’estourbir d’un coup de pelle entre les deux yeux. Il vint encore d’autres bestiaux, des panthères avec des cornes, des serpents, etc… et toute une ménagerie qui, une fois lâchée parmi les morts, créait un désordre indescriptible.

Il n’en revenait pas de ce fabuleux spectacle offert par la Mort qui créait une sorte de fascination, lui faisant oublier complètement pourquoi il était venu. A un moment même, il fut tenté de sauter la balustrade et d’aller rejoindre les macchabées quand il vit arriver la plus fameuse prostituée de tous les temps, une certaine Babylone, merveille d’érotisme ambulant, vêtue de pourpre et d’écarlate, de pierres précieuses et de perles, tenant à la main une coupe pleine d’un élixir inconnu. Mais, fort heureusement, il n’en eût pas le temps car elle fut aussitôt dévorée par un dragon qui traînait dans le coin.

Enfin le spectacle se termina et les pauvres morts firent la queue pour recevoir leur cacheton : on ouvrit les livres et chacun fut payé selon ses œuvres.

Puis ils se mirent en rang par deux, une fleur artificielle à la main, semblant pressés d’arriver à la ville. Les fumées dissipées, les brumes envolées, on voyait désormais très nettement la Ville Eternelle.

C’était une ville en carré, le rempart construit en jaspe, la ville elle-même bâtie avec du cristal très pur. Les assises du rempart rehaussées de pierreries de toutes sortes notamment : jaspe, saphir, calcédoine, émeraude, sardoine, cornaline, chrysolithe, béryl, topaze, chrysoprase, hyacinthe, améthyste. Et les douze portes, douze perles, chaque porte ornée d’une seule perle.

On sentait que c’était une ville parfaite, la ville de la Parfaite Sérénité, où disparaissent définitivement les milliers de tiraillements et les petits soucis qui vous gâchent la vie en permanence : le mal aux dents, les cors aux pieds, le cafard, l’incertitude, la jalousie, et tout ce melting pot de chagrin et de tendresse, d’espoirs et d’inquiétude, de fièvre qui monte et de tension qui baisse qui donnent la couleur de la vie.

En regardant la ville de Parfaite Sérénité, devant cette perfection de l’équilibre et cette pureté du cristal, il ressentait tout à fait dérisoires les agitations et les petits soucis des zombies qui s’agitaient sur la plage derrière son dos, en train de faire la cuisine ou de parler tricot. Et tout à fait futile les débats sur l’Existence, la quête de la Sagesse, la recherche du Sens, etc. Dépassé, tout cela, hors sujet, terminé, basta, on n’en parle plus.

Enfin le repos éternel, la paix !

La Mort, quelle paix !

Il se sentit flancher, hésitant pour de bon entre la Paix Eternelle et la Merde de tous les jours, son esprit flottant un peu, entre deux eaux.

Sentant qu’il fallait faire vite, très, très vite, il chercha en urgence un prétexte pour s’en retourner. La première chose qu’il trouva pour se raccrocher fut d’abord le souvenir de sa chambre qu’il avait laissée en désordre, le lit pas fait et sur la table un livre inachevé. Puis aussitôt, en fondu enchainé, le visage des gens qu’il aimait et qu’il avait scrupule de quitter; le souvenir des copains qui allaient s’inquiéter au bord du fleuve de ne plus avoir signe de vie. Puis, dans les brumes, il vit apparaître le visage d'une femme qui devait l’attendre quelque part. Au moment précis où il pensa à elle il sentit d’ailleurs une fontaine couler sous ses pieds ce qui l’obligea à lever une jambe, puis l’autre, et finalement à bouger.

Alors, il cracha rapidement du côté de la Mort, comme il l’avait promis à ses amis et il entreprit d’organiser sa marche à rebours vers les vivants, sans grande passion, par principe, pour terminer ce qu’il avait commencé, pour tenir ses promesses, par respect pour les autres et pour ne pas faire trinquer sans raison, encore une fois, les vivants.

Marche à rebours, par parenthèses qui n’était pas de la tarte puisqu’il fallait qu’il avance à reculons, le rétroviseur à la main, qu’il remonte les marches à l’envers sans pouvoir tourner la tête, écœuré de la Mort plus il s’en éloignait, la bile aux lèvres, emmêlant ses pieds, glissant sur les carrelages, se cognant aux sculptures pétrifiées, redoutant par-dessus tout de se casser la pomme dans le ruisseau merdeux qu'il avait traversé au départ, ce qu’il fit naturellement, malgré tout, où il se retrouva sur le dos, évanoui d’horreur, flottant entre deux eaux.

Il remit les pieds chez les vivants, à moitié évanoui, sans pouvoir dire un mot,et il s'endormit pour vingt quatre heures d'affilée.

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