Un parcours en 3 temps
l'éloignement imaginaire
l'émergence ou la naissance des idées
la transformation des idées en solutions .
Temps un :
l’éloignement imaginaire
(Nota : au préalable, le problème a été formulé et reformulé dix fois, exploré dans toutes ses composantes, trituré par une série de pourquoi ?, comment ?, où ?, quand ?, etc. Finalement on a écrit au mur en grosses lettres le challenge créatif :
« nous devons chercher des idées pour…! ». Le processus de production d’idées en trois temps peut commencer).
S’imprégner.
Il va falloir, plus tard, produire du matériau imaginaire, des rêves, des fantasmes, des métaphores, mais attention, ce matériau imaginaire devra être relié au sujet traité et non de l’imaginaire planant dans les nuages. C’est pourquoi la première étape du processus créatif consiste à bien imprégner le cerveau du problème. Il ne s’agit pas de seulement comprendre le problème avec sa tête, mais de
« rentrer dedans ».
Il faut mettre le cerveau en alerte, se mettre en quête comme un animal. Ce que Prince, l’un des fondateurs de la Synectique appelle « le wish » (le désir) : « wishing », écrit-il, est par définition « espérer quelque chose, qui normalement ne peut pas arriver .Désirez vivement la solution : elle viendra !
Déstructurer.
«Quand des ensembles d'informations sont mêlés, on ne peut plus les séparer », écrit Koestler[1]. Une configuration existante qu’il faut modifier nous apparaît un peu comme les pièces d’un puzzle : toutes les pièces se tiennent et on a l’impression que l’on ne peut rien y changer. Pour inventer il faut « casser le puzzle », il faut « casser les branches ». C’est un peu ce que nous faisons, au début d’une séance de créativité quand nous disons que nous allons « casser le problème » avec diverses techniques.
Lever les freins
Il existe une première série de freins à la créativité qui sont des freins psychologiques : l’habitude, les comportements répétitifs automatisés, la copie, le confort de la reproduction.
Mais plus profondément il existe des freins à innover de nature physiologiques : la créativité oblige à déranger des impressions neuroniques enfouies profondément dans le cortex. Le cerveau garde la trace de solutions anciennes pré- enregistrées.
Changer de langage
Il faut s’entraîner à retrouver sa pensée d’enfant qui construit sans gêne des « on dirait que je serais », et qui explore à volonté des mondes imaginaires. Pour y parvenir les
participants d’une recherche créative doivent replonger dans les méandres de leur imagination d’enfant par des exercices appropriés.
Changer de langage est la manifestation significative de ce changement.
Pour inventer, pour créer, il faut régresser. Il faut retrouver une pensée pré logique, pré logos, pré-langage. Koestler résume bien ces idées en écrivant : « de toutes les formes
d’activité mentale, la pensée verbale est la plus claire…mais le langage peut faire écran entre le penseur et le réel, et c’est pourquoi, bien souvent, la véritable création commence où finit le langage ».
La créativité en groupe utilise un langage que le groupe doit apprendre comme une langue étrangère. Pour court-circuiter le langage, on utilise dans les groupes de créativité des techniques non verbales, gestuelles par exemple et surtout tous les modes d’expression graphique (dessins, sculptures, modelage, collages, etc…).
Au-delà des mots, il faut parvenir à associer des images. ». La fusion dans l'image nécessite un entraînement particulier.
Lâcher prise, projeter, rêver
L’objectif de toute cette phase d’éloignement c’est de produire du matériau imaginaire. Nous disons bien du matériau imaginaire et non pas des idées. Proposer des idées ce serait bien trop tôt se préoccuper de s’adapter aux contraintes du problème posé. Le matériau imaginaire dont il est question pourra prendre différentes formes : d’une part des dessins abstraits ou non affichés au mur, de bribes de rêves éveillés, la trace d'une identification, une brassée de propositions folles, des pistes stimulantes, des intuitions. L’imaginaire, c’est le courage de se laisser aller à
divaguer, à laisser son esprit flotter, à « s’éloigner ».comme dans ces états de rêverie où les images défilent malgré nous, où les mots ricochent l’un sur l’autre, où la pensée flâne et divague.
Pour favoriser la production imaginaire on utilise dans la phase d’éloignement des techniques que l’on appelle « projectives », la technique de l’identification, les rêveries imaginaires qui constituent les techniques créatives "d'éloignement" qui se rapprochent le plus de la situation du rêve dans laquelle de nombreuses très nombreuses inventions sont nées.
Temps Deux : L’émergence
ou la naissance des idées
Nous voici parvenu dans la phase cruciale, celle de la création. Fini de rêvasser sur les nuages, de « lâcher prise ». Nous devons à l’inverse nous « mettre en prise ».
Explorer La zone d’émergence.
Nous allons nous plonger dans le matériau imaginaire que nous avons constitué et « pétrir » cette matière.
L'idée nouvelle n'est pas une production imaginaire qui se disperse dans un jeu associatif semblable à une fumée, mais elle n'a pas pour ambition, à l’inverse, de devenir trop tôt un superbe objet conceptuel. Elle est « entre-deux ». C’est ce territoire de la naissance des idées que nous avons baptisé le territoire « d’émergence des idées », espace « sensible » qui évoque la note sensible dans la musique (voir notre article "la zone bleue des idées").
On dit parfois que les idées viennent la nuit : rien n'est plus faux . Les idées viennent "entre chien et loup", entre le demi-sommeil et le demi-réveil, dans cet état où les lambeaux de rêve flottent dans la tête tandis que le problème se rappelle à votre souvenir.
Il s’agit d’une zone floue, aux contours vagues. Graham Wallas[2] utilise pour en parler l'expression de "fringe conciousness", le mot "fringe" pouvant se traduire par "la frange" de la conscience, "la lisière", ou également, une zone "en marge". Les idées nouvelles sont des "marginales".
Ne demandez jamais à un groupe de créativité (ou à un créateur individuel) d’exprimer des
idées finies, claires, précises. Demandez-lui plutôt de produire des
« morceaux d’idées»,des « bouts d’idées », de vagues idées encore floues,
parce que l’exigence de proposer des « idées finies », c'est-à-dire des concepts clairs, obligerait à faire fonctionner son jugement, à évaluer, à finaliser.
Une recherche d'idées fait également penser, parfois, à une intrigue policière : le policier sent qu’il tient des fils, il a relevé des indices, il suit une piste, puis une autre et soudain, tous les éléments de son champ perceptif s'organisent et il voit apparaître le profil d'une solution : mais oui, mais c'est bien sur ! Nous sommes un peu des profilers en idées
Etablir le croisement.
Dans l’espace d’émergence le créateur d’idées doit faire face à une tâche complexe et décisive qui consiste à faire se rencontrer deux univers : celui de l’imaginaire et celui de la réalité avec toutes ses contraintes et sa dureté.
Imaginons une représentation de géométrie dans l’espace où l’on verrait deux plans orthogonaux. Trouver une idée c’est faire se rencontrer ces deux plans qui a priori n’ont rien à voir. Il y a un conflit entre deux registres, voire une impossibilité apparente, comme si l’on voulait faire entrer une pièce de puzzle dans les creux d’un jeu dont elle n’est pas issue. C’est précisément de cette confrontation que nous appelons « croisement » que va naître la qualité de l’œuvre d’art, l’originalité de l’idée.
Le principe du « croisement », c’est celui du conflit et c’est ce qui justifie que l’on utilise cette expression (comme on croise les épées dans un duel, comme deux voitures entrent en collision au croisement de deux routes) pour illustrer cette rencontre « dialectique » entre l’imaginaire et le réel, pour symboliser la rencontre forcée qu’il faut établir entre le stimulus imaginaire que l’on a produit et les contraintes, entre le flou des idées vagues qui s’ébauchent et la dureté de la réalité, entre le désordre et l’ordre.
Au lieu de dialectique, on pourrait dire « dialogique » pour parler comme Edgar Morin[3] qu’il définit comme « l’unité complexe entre deux logiques, concurrentes et antagonistes, qui se nourrissent l’une de l’autre, mais aussi se complètent et se combattent ».
Dans la dialogique selon Morin, « les antagonismes demeurent la force motrice des phénomènes complexes ».
Comme le dit l’inventeur Roland Moreno [4] : « Une idée c’est toujours le mélange de deux trucs, une idée c’est une combinaison de deux choses, de deux produits, de deux concepts, de deux rêves, de deux mots. De même que pour faire un enfant il faut être deux, pour faire une idée il faut accoupler deux notions qui s’emboîtent »
Si l’on repart trop facilement vers l'imaginaire par plaisir du jeu associatif, sans se donner aucune contrainte, on n'est pas créateur, on reste dans le plaisir de l'expression imaginaire.
Si l’on revient trop vite par impatience à une idée finalisée, précise, claire, nette, on risque d'être trop banal, peu novateur, prisonnier des contraintes.
Différez les idées !
Élaborer des formes
Après avoir survolé le territoire et l’avoir croisé avec un autre plan, reste à y déceler des formes, encore vagues, comme ces traces archéologiques que l'on peut voir uniquement d'un avion.
Les mécanismes mis en jeu pendant la phase d’éloignement ont eu pour fonction de décomposer la structure du problème en millions d'informations comme des millions de pixels qui flottent en l’air dans un nuage indifférencié. Avec tous ces pixels, comment inventer une nouvelle image, une forme différente de l'ancienne (c'est-à-dire une nouvelle idée) ?
L'esprit créatif doit considérer une multitude choix, survoler et détecter dans cet univers chaotique des formes nouvelles.
Il existe plusieurs manières de constituer des formes nouvelles, qui ont été décrites par la plupart des créateurs, des stratégies qu’ils ont généralement utilisées en même temps ou alternativement. Comment élaborer la recherche d’idées sous forme de structures solides :
(voir notre article sur le site : "une idée en forme", qui détaille ce processus)
Dans une démarche créative individuelle ou dans un groupe de créativité, parmi une constellation d’associations incohérentes qui flottent dans la tête, nous avons tendance à choisir « une bonne idée », simple, solide, cohérente, qui tienne debout et à sauter dessus.
Pourtant, la bonne forme, la « bonne idée » qui saute aux yeux, sur laquelle on s’arrête aussitôt parce qu’elle est solide, cohérente, risque d’être parfois une idée trop évidente, trop banale, surtout si l’on cherche des idées en rupture, vraiment nouvelles.
D’où l’intérêt de rechercher le plus longtemps possibles des idées floues, des idées non finies, des pistes d'idées qui ne sont pas déterminées par les lois de la symétrie. D’où l’intérêt de faire tourner un kaléidoscope dans notre tête, de maintenir en activité le plus longtemps possible le moteur du scanning créateur qui balaie inlassablement le champ à la recherche d’une idée, puis d’une autre, sans s’arrêter à la première, ni à la seconde, sans s’arrêter à la plus belle, poursuivant sa cueillette de formes qui seront plus tard (bien plus tard) posées sur un établi pour être triées.
Le meilleur créatif c’est celui qui parvient à laisse flotter plus longtemps que d’autres (mais pas trop !), son instinct de cueillette de formes.
Temps Trois :
la métamorphose
des idées en solutions.
L’objectif des étapes précédentes consistait à produire des idées. Nous y voilà presque !
Elles sont là, écrites d’une main hésitante sur un tableau, peut-être sur des Post-it, peut-être sur des feuilles collées au mur. Ces idées sont fragiles, prêtes à se briser ; si éphémères qu’un souffle de vent peut les emporter dans l’oubli ; incertaines et imprécises, risquant de se fondre l’une dans l’autre dans une généralisation destructrice. Elles sont à la fois géniales et inutilisables si on ne les transforme pas. Comme un appareil tout nouveau et très beau dont on n’aurait pas le mode d’emploi.
Mais ce sont des solutions seulement potentielles au problème posé, des réponses encore virtuelles, qu’il s’agit de rendre réelles.
L’étape de la convergence va méthodiquement intégrer ces contraintes pour convertir les idées en solutions.
Mais attention, il ne s’agit pas d’une phase d’élimination qui enverrait aux oubliettes la majorité des idées par une série de oui/non impératifs.
La phase de convergence est une phase de métamorphose, de mutation, de transformation. C’est une phase créative par excellence.
Elle prolonge la phase de croisement en redescendant de plus près vers le réel, par un travail créatif d’autant plus en plus difficile que l’on s’approche de la mise en œuvre.
Nous utilisons souvent en groupe une technique qui illustre de manière symbolique cette idée, nous l’appelons « la technique de l’escalier » consistant à procéder pas à pas dans une démarche comparable à la descente des marches d’un escalier.
La descente de chaque marche est une démarche créative, constitue une nouvelle recherche d’idées
Transformer les critiques.
la phase de convergence est par définition celle où l’on se heurte de plein fouet aux critiques.
Il existe une ambiguïté à propos de la critique : si l’on réintroduit les contraintes du problème on va être immédiatement tenté de faire intervenir son bon sens, qui est un bon sens « les pieds sur la terre ».
Si l’on ne réintroduit pas le sens critique, l’idée va rester dans les nuages. Et si on la réintroduit brutalement, elle va se briser comme du verre.
Il faut bien comprendre qu’en fait, la critique constructive est une des phases de la créativité.
« Transformer les critiques en positif », c’est la règle d’or du croisement. Ce n’est pas occulter la critique mais c’est la transformer en point d’appui pour trouver une solution.
On utilise à cet effet un exercice de transformation, d’origine américaine, résumé par le sigle P.P.C.O (les Plus de l’idée, son Potentiel, les Critiques, les Options (le dépassement des critiques).[5]
Il consiste, après avoir exprimé le potentiel de l’idée, à prendre le temps pour la considérer avec un œil critique. Puis, systématiquement, reconsidérer les critiques pour les « dépasser », en transformant chacune d’elles en solutions positives grâce à une nouvelle recherche d’idées.
Regrouper
La convergence c’est aussi un travail de regroupement des idées en “ensembles”. Il est rare que les idées soient tout à fait isolées et constituent un tout en une seule idée.
Ce que l’on a exprimé ce sont généralement des pistes qui appellent plusieurs idées voisines à se regrouper comme les affluents d’une rivière.
On fabrique ainsi des ensembles, des familles, que l’on désigne souvent du nom anglais de « clusters ».
Le repérage des propositions utiles dans une démarche « sensible » ne consiste pas à sélectionner en faisant des croix, mais en repérant à l’intuition de nouveaux ensembles, de nouvelles filières d’idées.
Sélectionner les idées
Il s’agit de considérer chaque idée à partir de critères objectifs permettant leur mise en œuvre. Chaque problème possède sa gamme de critères definies au départ. A ce stade, certains professionnels recommandent d’utiliser ce qu’ils appellent des « fiches d’analyse » sur lesquelles ils notent pour chaque idée "les forces et les faiblesses". Mon confrère Mark Raison a mis au point un système de classement des idées réparties en quatre familles (de l'imaginaire au réalisme), symbolisées par des couleurs : les idées bleues ; les idées vertes, les idées rouges; les idées jaunes. . Mark Raison attache un intérêt tout particulier aux idées jaunes (presque utopiques, au point d’avoir dénommé sa société « yellow idea »[6]
Communiquer et préparer le passage à l’action
C’est une phase qui permet aux idées de s’adapter à la culture de la société, de contourner les tabous. C’est celle qui permet d’évaluer le potentiel de l’idée. C’est là que souvent meurent les idées avant d’être nées.
Dans ce but Stéphane Ely a mis au point un processus qu’il appelle “concept box” où il rassemble dans une présentation visuelle la fiche d'identité de l'idée.
C’est le moment passionnant du passage à l’action, où l’on voit les idées fragiles, nées de l’imagination, se transformer en réalité palpable. C’est la récompense de toute la démarche et la preuve de son efficacité.
[1] Arthur Koestler. Le cri d’Archimède.
[2]. Graham Wallas. « The art of thought" Harcourt Brace & cie. N.Y. 1926.
[3] Edgar Morin, « Le complexus », La Complexité, vertiges et promesses, éditions Le Pommier, 2006.
[4] Roland Moreno. Postface du livre de Guy Aznar. « Idées » Editions d’Organisation.
[5] En anglais on utilise la lettre O pour « overcome » qui veut dire dépasser en anglais ce qui est très approprié.
[6] www.yellowideas.com
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