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Photo du rédacteurGuy Aznar

Rencontres éphémères









Il dirigea sa barque vers une île extrême, où on lui avait signalé un bordel célèbre dans tout le Proche Orient. Il était situé dans un golfe entrouvert comme des cuisses, entre deux montagnes rondes, bordé par une plage de sable noir. La plage était étirée en demi-lune, finement tracée comme les traits de noirs qui prolongent les sourcils, protégée du vent par des roseaux argentés. Le sable brillait le soir d’une sorte de phosphorescence qui de loin semblait envoûter et le sol vibrait à pulsations très lentes comme un sein sous un tulle.

Du haut de la colline, il observa des groupes de barjots qui se préparaient pour aller au bordel. Ils accordaient leur respiration au rythme de la plage, respirant plus lentement, à grandes goulées, les yeux fermés, le cœur probablement se mettant à l’asymptote du rythme alpha, jusqu’à ce qu’on les voit démarrer à pas hésitants, hypnotisés, les mains en avant pour ne pas heurter un arbre.

Il se mit en route en suivant des groupes, sans précipitation, à la fois paisible et curieux.

A la colline, il suivit le tracé obligé des Thermes, où il y avait déjà un peu de monde qui attendait, le chemin serpentant à travers des fumerolles à l’odeur soufrée et un brouillard qui sortait du sol par des petits trous faisant penser aux geysers d’Atacama.

On était peu à peu entraîné de force sur un tapis roulant dans une salle étroite où, comme pour une voiture, on était frotté par d’immenses brosses rondes, verticales, horizontales, de toutes tailles, qui tournaient très vite dans un déluge de jets d’eau rotatifs puis lissé par un rouleau en peau de chamois et finalement séché par mille petits jets d’air parfumé.

Plus loin, des femmes vêtues de noir, ridées comme des chagrins, vous faisaient allonger sur un genre de lit en bois et vous recouvraient avec des algues de la Baltique. Ensuite, en sortant, bien rincé, on se retrouvait nu, emballé dans une housse de polyvinyle transparent, comme les roses de luxe que l’on achète à l’unité.

Les vieilles vous mettaient un bandeau sur les yeux, pour ne pas altérer l’ardeur du désir par le spectacle des corps dénudés, sans attrait une fois qu’ils étaient dépourvus de leur mythe.

A la dernière colline, on entrait dans la salle de préparation. Les yeux toujours bandés (le reste commençant un peu aussi), on s’allongeait sur une surface horizontale confortable et des mains adroites s’occupaient de vous.

On préparait les corps dans deux registres, l'huile et la poudre. L’huile d’aloès était enduite sur les muscles lisses, les dorsaux, les cuissardes, le plenum, les fessiers, les deux axes du cou, les sphincters. Le talc était appliqué sur les douze zones érogènes, à la pression.

On entrait ensuite dans les loges de maquillage et là on pouvait enlever les bandeaux.

Un graphiste muni d’un long pinceau redessinait le visage avec des trainées d’or sous les yeux, du blanc de céruse en courbes fines ou, au choix, du noir profond, de l’argile rouge, suivant les rides naturelles du visage ou les brisant brutalement, puis recouverts d’une pluie de paillettes dorées.

Après la palette des couleurs, on passait à la palette des parfums. Le parfumier trempait de fins pinceaux dans les petites cuvettes de porcelaine blanche comme les encriers d’autrefois et dessinaient des traces, parfois de simples points, selon la personnalité, selon la température, selon l’inspiration, avec par exemple, de la myrte aux aisselles, des œillets de Tasmanie aux gênes, des traces d’acanthe aux commissures ou du pollen aux plantes des pieds et dans la paume de la main.

Il restait à se vêtir en choisissant des étoffes sur des étals disséminés dans un souk, que l’on essayait devant des miroirs ovales.

Enfin, on débouchait au cœur du bordel et il fallait retenir son souffle tellement c’était beau.

Sur le moment il fut outré de la profusion, l’excès et l’exagération de beauté de tous ces corps parés pour Eros.

Bien peu étaient ceux qui ne marquaient un temps d’arrêt, le cœur retourné à voir cette myriade d’êtres-couleurs sur la plage d’argent, tous vêtus de pied en cap sans que jamais le corps n’apparaisse et même certaines femmes un peu perverses cachaient leur visage derrière des résilles et des voiles afghans.

On ne distinguait pas clairement les sexes mais les couleurs qui servaient de critères de regroupement où se retrouvaient par affinités, les demi-teintes, les camaïeux, les pastels, les fauves, les greens, les complémentaires, les tièdes, les rayés, les optiques.

La plage était parsemée de tentes ovoïdes, posées sur le sol comme des œufs d’autruche, s’ouvrant comme deux lèvres verticales qui ensuite se ressoudaient, par où les gens entraient deux par deux, au hasard, en fonction de leur ordre d’arrivée ou suivant des critères étranges, et après on n’entendait ni ne voyait plus rien.

Au milieu de la plage il y avait un grand minaret, colonne droite dressée comme un phare et terminée en haut par un renflement de forme phallique que contemplaient religieusement des hommes et des femmes assis sur un tapis de prière, en déroulant interminablement dans leurs mains des chapelets de perles, sous les yeux de brahmanes vêtus de noir.

Vers le soir, le regard vers le haut du minaret devenait insistant, oppressant même, les brahmanes, la main en visière sur les yeux paraissant attendre un signal jusqu’au moment où pour des raisons connues d’eux seuls, liées semble-t-il à l’inclinaison du soleil sur l’horizon, l’un d’entre eux se précipitait soudain sur l’escalier, tournant autour du minaret à toute vitesse comme s’il y avait le feu et, une fois en haut, lançait un appel strident ressemblant au muezzin, amplifié par une sono puissante, relayé par des you-you qui retentissaient partout d’un bout à l’autre de la colline.

Sur la plage tout le monde s’agitait, courait, un frémissement parcourait la foule, les corps sortaient des tentes ovoïdes, les derniers arrivés dévalaient les pentes en courant, à peine maquillés.

Puis, au silence on s’immobilisait, les yeux tournés vers la mer, et l’on attendait raide d’émotion.

Les femmes, alors, s’approchaient de la mer, recouvertes d’un grand voile blanc comme les voiles de mariées, dans un genre de tulle qui, posé sur leur tête, les recouvrait jusqu’aux pieds.

Parées alors, elles avançaient doucement dans la mer, puis prenant leur élan, s’élançaient en courant, comme un envol de mouettes blanches qui frôlent les vagues au sillage d’un bateau.

Dès qu’elles entraient dans l’eau leurs voiles se gonflaient autour d’elles et, traités sans doute pour la circonstance par un oxyde, ils durcissaient instantanément au contact du sel ou peut-être de l’iode. Les voiles blancs devenaient des cocons, des chrysalides, retenus à leur tête et tendus autour de leur corps qui se balançaient sur l’eau comme des ludions.

Les sphères blanches flottaient sur l’eau comme des bulles de savon et sur leur transparence le soleil faisait miroiter des reflets d’arc en ciel.

Les bulles irisées flottaient à la crête des vagues, méduses vivantes que le vent rassemblait, éparpillait, heurtait d’un rebond, l’ombre noire des corps apparaissant en translucide comme l’âme d’un violon.

Les hommes nus, piaffant d’impatience, l’énergie tendue comme au starting-block attendaient le signal du minaret pour s’élancer.

Ils étaient soudain mille dans l’eau, frayère de piranhas assoiffés de chair, creusant les vagues de leur bras, la tête plongée dans l’eau qui rougissaient leurs yeux. En approchant des bulles, ils sentaient le safran et l’afghane des sexes et affolés, certains plongeaient au fond en tendant les bras, ou effleuraient la bulle qui aussitôt fuyait, emportée par le courant, ou par le vent, ou bien saisie par d’autres.

Pour l’atteindre il fallait aller plus loin, plus vite, ou bien ruser, en chercher une autre, plonger tête la première et crever la bulle blanche du dessous, remonter les bras tendus, les yeux fermés.

Alors, le bruit de la mer se refermait, les cris des autres s’étouffaient. De l’humide on passait au sec, de l’aventure au repos, du risque à l’abri, du froid au chaud et dans le nirvana intime des bulles satinées, à l’abri des voiles blancs, dans la douceur infinie des rondeurs malléables, dans les lianes des bras, les couples s’unissaient.

La jouissance était si forte que sur le moment il jura de rester là jusqu’à la fin de ses jours.

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