Trouver une idée c'est trouver "une bonne forme".
L'apparition d'une forme" mentale" n'est pas un processus hasardeux qui intervient au fil des associations mais une réponse qui correspond à une nécessité psychologique.
Lorsqu'on perçoit une scène l'œil n'accumule pas les détails. Il ne saisit d'abord que les formes saillantes : l'arbre, la maison, la montagne, avant d'aller, au besoin plus tard, chercher les détails. Il repère et enregistre "une forme globale", "une structure".
Lorsque nous regardons un spectacle quelconque, un paysage, naturel ou urbain, une rivière ou un stock de dossiers qui traînent sur notre bureau, si nous devions enregistrer la totalité des pixels qui frappent notre cerveau, nous serions noyés.
Cette observation très simple est le point de départ d'une révolution psychologique née en Allemagne au début du XXème siècle que l'on appelle la théorie de la "gestalt", terme souvent traduit par l'expression de "théorie de la forme" à la suite du livre de Paul Guillaume[1] qui en a été le premier présentateur. Selon nous on aurait pu tout simplement parler de "psychologie structurelle", ou "psychologie des structures", les choses auraient été plus claires mais le mot est resté.
La psychologie de la forme (la "gestalt") s’est constituée en opposition à la démarche postulant que les formes mentales (par exemple les idées) se construisaient selon un mécanisme associationiste ( brainstorming : "associez librement les uns sur les autres"…) et à l'inverse elle a démontré que les formes mentales correspondaient à une logique inverse, la recherche d’une structure.
L'apparition d'une forme mentale ce n'est pas une apparition hasardeuse qui intervient au fil des associations mais une réponse qui correspond à une nécessité. Comme si le cerveau avait besoin de se rassurer, de se repérer en dessinant des routes. Il s'agit pour notre cerveau de faire une synthèse, un assemblage qui rend l'ensemble compréhensible, rapidement. Par exemple, lorsque que nous regardons le ciel étoilé, notre cerveau organise notre observation de manière à percevoir des groupes et dit : "tiens cela ressemble à un chariot".
Pour le dire autrement, un ensemble ne peut se réduire à l'addition des perceptions reçues. Ce n'est pas tant chaque élément qui compte mais leurs relations les uns avec les autres mais également avec le "tout".
On peut en faire la démonstration avec un exemple connu, lisez cette phrase :
"sléon une edtue de l'uvinertisé de Cmabrigde, l'odrre des ltteers dans un mot n'a pas d'ipmorptncae, la suele coshe ipmrotnate est que la pmeirère et la drenèire soeint à la bbnoe pclae "[2]
Malgré le désordre des lettres, il est probable que vous avez pu comprendre la phrase. C'est la démonstration : la structure générale de la phrase l'emporte sur l'addition des éléments qui la composent. Le tout est plus important que les parties.
On pourrait faire le même type d'exercice avec une mélodie connue. Si vous jouez "Au clair de la lune" dans une autre tonalité que le do majeur, par exemple en do mineur ou en mi bémol majeur, non seulement les notes ne sont pas les mêmes et de nouvelles touches noires apparaissent, mais l'ordre des notes n'est pas le même. Malgré tout, vous pourrez reconnaître sans difficulté la mélodie.
La théorie de la forme s'est surtout développée au départ dans le champ de la perception puis elle s'est étendu à l'ensemble des processus psychologiques.
En dehors de la perception, la théorie s'applique à la mémoire (l'évocation des souvenirs est recomposée en fonction de schémas); au comportement (il existe des exemple-types de comportements); etc …
Et les idées?
Comme le note Paul Guillaume[3] "les faits psychiques (donc les idées) sont comme "des formes", c'est-à-dire des unités organiques" et comme l'a montré Köhler[4], "la gestalt" est également à l'œuvre dans l'intuition, (c'est à dire dans l'invention des idées naissantes),"ce type d'intelligence rapide et presque inconsciente" qui fait appel, nous dit-il, "à une perception globale plutôt qu'au raisonnement déductif".
Ceci nous ramène directement à la conception des idées nouvelles, à la créativité, c'est-à-dire au processus permettant de concevoir des "formes" psychologiques nouvelles que l'on appelle "idées".
Comment procédons nous ?
Par rapport à l'existant, soit on modifie l'ordre ancien plus ou moins : on peut améliorer, faire des modifications ou chercher à le déplacer pas trop loin, par exemple dans un champ analogique.
Ou bien on se décide pour une innovation "en rupture", on veut vraiment innover, on veut inventer, on "déménage". dans ce cas, pour commencer on casse tout, on casse les murs, on fait un tas avec les décombres.
Le mécanisme de l'invention a pour principe de base, (pour commencer), de déranger l'ordre existant.
Résultat, nous avions un beau problème ancien, très élégant, patiné, familier, et nous nous trouvons devant un tas de débris inarticulés.
Il s'agit maintenant d'assembler des éléments disparates, en chaos, pour reconstituer "une nouvelle forme".
L’artiste comme le savant écrit Ehrenzweig[5] doit pouvoir affronter le chaos dans son œuvre avant d’effectuer une technique que l'on appelle "le scanning créateur» : "scanning" est un mot anglais que l’on peut traduire par « balayage ». Dans le domaine de la recherche d’idées, le scanning créatif balaye en même temps deux ensembles contradictoires et opposés :
- d’une part, le stock chaotique produit en divergence, la constellation de « morceaux d’idées », des dessins, de stimuli, qui noircissent les murs, ainsi que toutes ces associations incohérentes qui flottent dans la tête,
- et, d’autre part, les questions du problème de départ avec leurs contraintes lancinantes.
Entre les deux il cherche à établir une rencontre, un rapprochement jusqu’à l’émergence d'une idée « nouvelle et adaptée ».
La découverte de la solution nouvelle à un problème apparaît comme "une restructuration brutale des données du problème". Le créateur d’idées doit faire couler la forme vague qui s’ébauche dans sa tête dans le moule du problème posé devant lui.
La bonne réponse n'apparaît pas progressivement par essais-erreurs, mais d'un seul coup.
Trouver une idée permet de retomber sur ses pieds, ce qui explique la joie : la découverte de la bonne forme s’accompagne souvent d’un cri qui s’explique par la décharge de la tension accumulée, par le plaisir de retrouver un équilibre après une phase d’insatisfaction, d’incertitude, de malaise, de manque de confiance qui a créé un déséquilibre psychologique.
De son côté, Piaget, cachant puis découvrant alternativement des objets divers avec un béret, constate que, dans certains, cas l’enfant sourit ou rit franchement quand il a reconnu « une bonne forme ».
Le problème est que "les formes", (dans notre domaine les idées) ont une certaine inertie.
Dans un nombre de constellations possibles qui regroupent les stimuli "nous avons tendance à choisir immédiatement la forme la plus dense, la plus simple, la plus cohérente, celle qui possède les propriétés de la "bonne gestalt" ».
"Dans le conflit des formes possibles, le groupement se fait dans le sens de la réalisation d'une forme privilégiée, c'est-à-dire des formes régulières, simples, symétriques : c'est "la loi de la bonne forme".(Paul Guillaume)
Dans le domaine perceptif, « une bonne forme » c’est celle qui est perçue la meilleure possible sur le plan de l’efficacité perceptive.
Dans le domaine des idées, le risque est que "la bonne forme", la « bonne idée » qui saute aux yeux, sur laquelle on s’arrête aussitôt parce qu’elle est solide, cohérente, soit parfois une idée trop évidente, trop banale, à l'inverse de l'idée en rupture, vraiment nouvelle, que l'on recherchait.
Le problème consiste donc, dans la démarche créative à multiplier la recherche d'autres formes.Les spécialistes de la "Gestalt" ont souvent noté l'existence des formes ambiguës.
Dans le schéma ci-dessous, (souvent cité), que voyez-vous?
Un vase blanc?
Moi, je vois d'abord deux profils noirs.
Quelle est "la bonne forme"?
Face à un problème, nous devons faire un effort pour ne pas nous arrêter "aux vases blancs", à ne pas nous arrêter à la première idée qui nous vient, même si elle nous paraît "géniale", mais par principe, méthodiquement, relancer la recherche avec le fameux code :
"et si?"
"Et si " il y avait une autre solution, "et si", par principe nous cherchions dix idées au lieu d'une; "et si", nous prenions le problème à l'envers, "et si" nous cherchions une idée à réaliser pour dans dix ans, en cinq minutes; plus chère, moins chère, plus belle, plus biscornue, mais originale.
Pour parler comme les modernes on cherche "un autre algorythme"…
Une piste d'idées apparaît? Ne vous y attardez pas, ne vous attachez pas trop à cette idée, faite tourner mentalement votre kaléidoscope inconscient pour faire apparaître d'autres formes, et d'autres, et d'autres encore.
Attitude qui n’est pas sans rappeler la démarche qu’effectue le bricoleur dont parle Lévy Strauss[6] qui utilise des débris, des morceaux d’anciens ensembles cassés pour reconstruire une nouvelle structure
De même, comme le bricoleur, après avoir tout "cassé", le créateur d'idées après avoir réduit le problème en morceaux, regroupés sous forme de tas, les "interroge" de son regard, dans sa mémoire. Il "bricole" pour essayer de reconstituer "un truc", une forme nouvelle qui s'élabore progressivement sous ses yeux.
La démarche créative est une grande « bricoleuse » d’informations.
[1]) Paul Guillaume. La psychologie de la forme. 1ère édition 1937. Réédité Flammarion. Livre de poche.
[2] cité par De Brabandère. "Pensée magique, pensée logique". Le Pommier. 2008
[3]) op. cité plus haut
[4] W. Kôhler. L'intelligence des singes supérieurs. Alcan. 1927
[5] Anton Ehrenzweig. L'ordre caché de l'Art. Gallimard.
[6] Claude Levi-strauss. "La pensée sauvage". Plon. 1962
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